Un hameçon, un poisson, un avenir : raviver une tradition de pêche grâce à l’excellence culinaire

Les convives canadiens ont le pouvoir de préserver l’héritage de la pêche à la ligne à Terre-Neuve.


Alors que le soleil de septembre se lève sur Bonavista — une ville de pêche historique forte de plus de cinq siècles de tradition maritime — la glace, les appâts et le matériel sont chargés à bord d’un petit bateau dans le port. Jerry Hussey, un pêcheur local âgé d’une soixantaine d’années, se prépare pour une autre journée en mer, comme il le fait depuis son adolescence.

Contrairement à la plupart des pêcheurs de Terre-Neuve, qui ignorent souvent où finira leur prise, Jerry sait exactement où ira son poisson. Sa journée de travail le mènera bien au-delà des côtes accidentées, vers les cuisines de certains des meilleurs restaurants du Canada, dont l’un vient tout juste de recevoir une deuxième étoile Michelin.

« C’est la façon la plus durable, responsable et traditionnelle de pêcher. Il n’y a pas de prises accessoires quand on pêche à la ligne : un hameçon, un poisson », explique M. Hussey en tirant une grosse morue hors de l’eau, pendant que les goélands crient et tournent au-dessus, les yeux vifs et affamés.

Il tranche rapidement les ouïes et place le poisson dans une caisse en plastique pour le laisser saigner — une étape essentielle pour garantir la qualité — avant de l’éviscérer et de le recouvrir de glace fondante.

À bord de leur embarcation de 28 pieds, M. Hussey et son ami de longue date Brian Fleming remontent à la main près de 900 livres de morue en une seule journée. Chaque poisson est soigneusement saigné, vidé et glacé en mer avant le retour à quai.

La pratique du saignement du poisson remonte à des siècles et demeure profondément enracinée dans les cultures de pêche traditionnelles du monde entier. Au Japon, des techniques comme l’Ike Jime sont particulièrement respectées — non seulement pour leur précision, mais aussi pour la qualité exceptionnelle qu’elles procurent. Saigner un poisson immédiatement après la capture améliore sa saveur, sa texture et son apparence en éliminant le sang, qui peut causer des odeurs fortes, métalliques ou « poissonneuses » et accélérer la détérioration. Le résultat : un filet plus clair, plus ferme et plus propre, qui se conserve plus longtemps — idéal pour le transport et la haute gastronomie.

Alors que les grandes pêcheries misent sur le volume, Jerry mise sur la qualité : de la capture à la manipulation à bord. Il s’est taillé une place unique dans une filière minutieusement gérée, axée sur la traçabilité, la durabilité et la qualité — fidèle à la philosophie de la pêche à la ligne traditionnelle.

Paul Babineau, propriétaire de Foggy Shoals Fish Company à Bonavista, attend déjà au quai que le bateau de Jerry accoste. Ce distributeur spécialisé en fruits de mer travaille exclusivement avec des pêcheurs artisanaux qui privilégient les méthodes traditionnelles.

« Il s’écoule rarement plus de 48 heures entre le moment où le poisson quitte la mer et celui où il arrive dans une cuisine de restaurant à Montréal ou à Toronto, » raconte Babineau en hissant la prise du bateau vers une grande caisse isotherme sur le quai. « Jerry s’occupe de tout : il pêche, nettoie et prépare le poisson directement à bord. Quand je le rencontre, tout est prêt à être emballé et expédié le jour même. »

Depuis six ans, Babineau fournit des produits de la mer haut de gamme provenant de Terre-Neuve à plusieurs des meilleurs restaurants de l’Ontario et du Québec. Mais ce n’est pas ainsi que tout a commencé.

« Quand j’ai commencé à travailler avec Jerry, je vendais seulement à Bonavista, » se souvient-il. « Tout a changé quand j’ai rencontré le chef Jeremy Charles, qui m’a dit qu’il existait une vraie demande pour de la morue de première qualité sur le continent. »

Cette conversation a été l’étincelle. Un jour d’été 2018, Babineau a chargé quelques filets frais et pris la route. Il a rendu visite à plusieurs restaurants, nouveaux ou établis, en Ontario et au Québec — dont Pearl Morissette et Mon Lapin — en distribuant des échantillons gratuits.

« Dès le lendemain, mon téléphone s’est mis à sonner sans arrêt, » dit-il. « Et tout s’est enchaîné à partir de là. »

Dans le monde de la restauration, les nouvelles voyagent vite, surtout quand il s’agit de morue sauvage de l’Atlantique Nord pêchée à la ligne à Terre-Neuve — un produit presque introuvable frais et entier à l’extérieur de l’île.

À Montréal, Catherine Couvet Desrosiers, propriétaire du restaurant Panacée, suit une philosophie simple mais puissante : le respect absolu du produit. « Cela veut dire utiliser chaque partie du poisson. On essaie de ne rien gaspiller : les arêtes pour le bouillon, la gorge pour le gril, même les joues. Il s’agit d’honorer la vie qui a été prise et d’en tirer le meilleur, » explique-t-elle.

Je pense qu’il est essentiel que les Canadiens comprennent que la morue de Terre-Neuve représente quelque chose de précieux.
— Catherine Couvet Desrosiers, Restaurant Panacée

Catherine s’approvisionne maintenant auprès de Paul et Jerry, après avoir entendu parler d’eux par d’autres chefs. « Je cherchais des fournisseurs avec qui bâtir des relations directes, des gens qui partagent la même philosophie : simplicité, honnêteté et engagement envers la qualité. La morue est devenue mon poisson préféré. Je veux que les gens découvrent ce qu’est une morue vraiment fraîche et bien traitée. C’est une révélation quand c’est bien fait, » dit-elle.

Au-delà de sa passion pour la morue, Mme Desrosiers souhaite sensibiliser les Canadiens au lien profond entre écologie et alimentation.

« Les Canadiens doivent comprendre que la morue de Terre-Neuve représente quelque chose de précieux : pas seulement un produit d’exception, mais une façon durable de pêcher qui respecte autant l’océan que le poisson. Ce n’est pas seulement une question de tradition, c’est aussi une manière d’assurer la qualité, la durabilité et le respect des écosystèmes marins. Quand on choisit la morue pêchée à la ligne, on choisit aussi l’avenir de nos océans. »

À plus de 3 000 kilomètres de Bonavista, le restaurant Pearl Morissette, dans la région du Niagara en Ontario, fut l’un des premiers à soutenir le travail de Jerry.

« Au début, notre idée était de travailler uniquement avec du poisson des Grands Lacs, mais nous avons vite compris les défis que cela posait, » explique Eric Robertson, chef et copropriétaire du restaurant. « Puis, par l’équipe du Raymonds, nous avons entendu parler d’un pêcheur qui travaillait de manière plus artisanale, avec un savoir-faire incroyable et un réel souci de la qualité. »

En septembre de cette année, Pearl Morissette a décroché sa deuxième étoile Michelin, devenant ainsi l’un des deux seuls restaurants au Canada à recevoir cet honneur prestigieux. Leur attention au détail, leur engagement envers la qualité et leur profond respect de l’écologie sont au cœur de ce qui fait de Pearl Morissette l’une des destinations gastronomiques les plus respectées au monde.

« Le poisson est arrivé impeccable, encore en rigidité cadavérique — ce qu’on voit rarement dans l’industrie canadienne des pêches. Il s’est distingué immédiatement, » raconte Daniel Hadida, chef et copropriétaire. « La qualité était irréprochable dès le départ. »

« Avec la morue pêchée à la ligne, tout commence par la façon dont elle est manipulée. La texture et la fraîcheur sont préservées grâce à la délicatesse du traitement. Et surtout, il n’y a pratiquement pas de prises accessoires : Jerry ne prend que ce qui est nécessaire. Nous sommes fiers de payer plus cher pour un poisson capturé avec autant de soin et de respect pour la durabilité, » ajoute Liam McLoughlin, chef de cuisine.

Il y a deux étés, Daniel, Eric et Liam ont accompagné Jerry pour une journée de pêche dans la baie de Bonavista. « Nous avons vu de nos yeux à quel point ce travail est physique. Chaque geste est réfléchi, du moment de la capture à l’emballage, » dit Eric.

« Voir cela de près nous a rappelé notre responsabilité en tant que chefs : traiter ces ingrédients avec le même soin qu’ils ont reçu à leur récolte. Ce lien est puissant — et c’est ce qui rend la communauté culinaire canadienne si unique, » ajoute Daniel.

De retour dans la salle à manger de Pearl Morissette, un plat délicat de morue est souvent accompagné de l’histoire de Jerry et Paul.

« Cela donne à nos invités un aperçu de l’histoire de la pêche au Canada, mais aussi de l’effort qu’il faut pour que des gens comme Jerry puissent continuer à travailler de cette façon. La morue des eaux canadiennes est un trésor que nous devrions chérir, au même titre que d’autres ingrédients de renommée mondiale. C’est vraiment spécial, et nos invités doivent le savoir — pour partager la fierté que nous ressentons en la servant. »

Pour Jerry, la reconnaissance est gratifiante, mais ce n’est pas ce qui le motive. « Je fais simplement ce que j’ai toujours fait, » dit-il en haussant les épaules. « Je pêche comme mon père le faisait, et comme son père avant lui. Quand le moratoire sur la morue est arrivé, tout a changé pendant un certain temps, mais pas notre façon de pêcher. Nous avons continué, et aujourd’hui, on dirait enfin que le monde commence à le remarquer. »

Le chef Blair Fleming, Terre-Neuvien d’origine, travaille avec le poisson de Jerry depuis plus de dix ans. « Je venais de commencer au restaurant Raymonds, un des meilleurs au pays à l’époque, et je me souviens très bien avoir cuisiné la morue, le crabe, les oursins et les couteaux de Jerry, » dit-il.

En 2025, Fleming est maintenant chef de cuisine au Boreal, un restaurant saisonnier de Bonavista reconnu pour son approche locale et durable qui met en valeur les saveurs changeantes de Terre-Neuve. « Je choisis de travailler la morue simplement parce qu’on est ici. C’est une partie de notre identité, un pilier de notre culture, et c’est un poisson formidable, » dit-il.

Pendant qu’il parle, M. Fleming présente quelques assiettes magnifiquement dressées : langues de morue frites, ailes de morue grillées, dumplings au foie de morue et morue vapeur.

Selon un rapport de 2025 de Restaurants Canada, 31 % des Canadiens mangent au restaurant au moins une fois par semaine — près de 13 millions de personnes. Alors que les consommateurs sont de plus en plus conscients de l’impact de leurs choix sur l’environnement, l’histoire de Jerry rappelle l’importance de la durabilité et de la préservation culturelle — et inspire un changement dans notre façon de consommer les produits de la mer.

L’effondrement de la pêcherie de morue de l’Atlantique Nord, qui a mené au moratoire de 1992, fut causé principalement par la surpêche liée aux avancées technologiques et à une gestion gouvernementale déficiente. La population de morue au large de Terre-Neuve est alors tombée à moins de 1 % de son niveau d’origine. Ce chiffre frappant représente la biomasse de la morue du Nord comparée aux niveaux préindustriels des années 1950.

En juin 2024, le gouvernement canadien a levé le moratoire après 32 ans. Bien que les stocks montrent des signes de rétablissement, ils ne représentent encore qu’environ 38 % de leur sommet des années 1960 et demeurent classés dans la « zone de précaution », plutôt que dans la « zone critique ».

La pêche à la ligne est un mode de vie à Terre-Neuve depuis des siècles, et Jerry fait partie des rares pêcheurs qui continuent de choisir la qualité avant le profit, la durabilité avant la quantité. Son travail ne se résume pas au poisson : il s’agit de protéger une culture et un lien avec la mer profondément enraciné.

Mais l’avenir de cette tradition ne repose pas uniquement entre les mains de ceux qui naviguent ; il dépend aussi des choix que nous faisons au marché et à la table. En soutenant les chefs et les fournisseurs qui valorisent la traçabilité, le savoir-faire et le respect du produit, les convives canadiens peuvent faire bien plus que simplement bien manger. Ils peuvent aider à préserver un mode de vie — un hameçon, un poisson et un choix conscient à la fois.

 

À propos de DINR

DINR offre des réservations exclusives et de dernière minute dans les meilleurs restaurants de Montréal et partout au Canada. Depuis sa création à Montréal, DINR s’est bâti une clientèle fidèle composée de chefs primés, de gastronomes avertis et de voyageurs passionnés par les expériences culinaires et d’hospitalité incomparables.


À propos du photographe

Johnny C.Y. Lam (仲賢 Chung Yin) est un photographe canadien basé à Terre-Neuve. Son travail a été publié dans The Atlantic, The Globe and Mail, Canadian Geographic, Travel + Leisure et d’autres publications majeures. Lauréat d’une bourse du Pulitzer Ocean Reporting Network, il travaille actuellement sur un projet à long terme documentant les effets des changements climatiques et l’adaptation à la fonte des glaces de mer au Nunatsiavut.


Restaurant Panacée | Seasonal | 1701 R. Atateken, Montréal, QC | Réserver avec DINR